mercredi 7 mars 2012

Les Raisins de la Colère de John Ford

Les Raisin de la Colère
De John Ford
Avec Henry Fonda, Jane Darwell, John Carradine
Durée : 2h09
Séance le Jeudi 8 Mars à 19h15 et le Dimanche 11 Mars à 19h15 au Cinéastes


Adaptation du livre éponyme de John Steinbeck, Les Raisins de La Colère fut pour Ford l'occasion de traiter l'épisode de la Grande Dépression. Réalisé en 1940, le film recueillera un grand succès public et critique, et obtiendra cinq Oscars. Ce triomphe tient sans doute à l'équilibre entre spectacle hollywoodien et film social. Ford apporte au roman de Steinbeck une dimension nouvelle, propre au genre cinématographique dont il est l'un des plus illustres représentants : le Western. Les Raisins de la Colère est un Road-Movie, qui concilie la dimension épique du western et la dimension réaliste d'un film historique.

Ford filme avec une tonalité élégiaque l'exode des paysans américains expropriés. Le film prend ainsi des allures bibliques. Il est impossible de rester indifférent à l'inexorable avancée des tracteurs destinés à réorganiser les espaces agricoles. Filmée à grand renfort d'effets visuels : contre-plongée et fondu enchaîné sur l'écrasant roulement de leurs chenilles, leur action prend
des allures de cataclysme. Dès le plan d'ouverture, le climat est inquiétant. Tom Jead, alias Henry Fonda, marche dans un paysage désertique dominé par les poteaux du télégraphe qui bordent la route et s'évanouissent dans le silence et la profondeur de champ. Les plans généraux abondent, qui réduisent parfois les personnages à des ombres et exagèrent leurs efforts à se déplacer sur cette terre dévastée. Ford suggère que si le cheminement des personnages est pénible, c'est parce qu'il est moins un voyage dans l'espace qu'un voyage dans le temps dont la destination rêvée serait l'Ouest de jadis, plein de promesses.
Véritables martyrs d'un capitalisme sauvage, les paysans incarnent les derniers vestiges du "Wild
West". Henry Fonda qui tient le rôle principal et qui est alors porté par les succès du Brigand bien aimé d'Henry King (Il incarnait Frank James, le frère de Jesse.), et de Vers sa destinée de John Ford (Il incarnait Lincoln.), exprime à la perfection les deux facettes de l'Ouest des pionniers. Il est la fois l'outlaw charismatique et le leader politique porteur d'une société juste. Dans le cinéma hollywoodien, l'acteur est autant un personnage qu'un parcours. Lorsqu'Henry Fonda entre dans le film, il véhicule ses rôles passés. Lorsqu'il avoue tout juste sortir d'un pénitencier dans lequel il a été incarcéré pour homicide, la figure du bandit de western s'installe dans le récit. Le film jette une passerelle entre une figure du Far West et le monde contemporain.
Dans la scène de l'expropriation, le face à face entre un paysan bourru et armé - figure emblématique des westerns - et le conducteur du bulldozer, tourne à l'avantage de ce dernier. Le temps des icônes est révolu. Ford ironise sur ce thème. Lorsque Tom Jead est interrogé par les siens à propos de sa libération, tous croient à une évasion, alors qu'il ne s'agit que d'une libération conditionnelle. Tous les idéaux "romantiques" que l'Ouest américain peut véhiculer disparaissent. Le meurtre commis par Tom Jead n'est qu'un banal acte d'auto défense. Le pasteur a perdu la foi. Les shérifs abattent des vieilles femmes et frappent les pauvres à coup de barres de fer. Toute forme d'autorité devient menaçante. Les paysages eux-mêmes sont désolés ; ce sont de vastes territoires en jachère, filmés à la tombée de la nuit, loin de l'ampleur avec laquelle Ford restituait les paysages grandioses de Monument Valley.
Si l'Ouest est perdu, le voyage se poursuit et trouve une nouvelle destination. Ford assimile clairement l'exode paysan à l'exode biblique. Au début du film, l'insistance sur le motif du vent, tant au niveau visuel que sonore, évoque l'apocalypse. Lorsque le camion des Jead prend la route, la caméra s'attarde sur leur maison laissée à l'abandon ; elle semble vaciller sous l'effet du vent. La fuite des paysans est assimilée à un retour aux mythes fondateurs chrétiens sur lesquels l'Amérique s'est affirmée. Si l'on ne peut retrouver l'Ouest d'antan, Dieu lui, doit toujours être là et avec lui, la Terre Promise. A de nombreuses reprises, Ford insiste sur le convoi des camions. Il
les filme à la queue leu-leu dans de larges plans, ce qui a pour effet de les marginaliser dans le paysage alentour, ou greffe une caméra à leurs capots pour restituer leur inexorable avancée. Il met tout son savoir-faire de metteur en scène de Western au service d'un mouvement qui prend des allures d'épopée fondatrice. Mais errant de ville en ville, où ils se heurtent à la répression et à l'exploitation, les paysans désespèrent peu à peu de trouver l'Eden promis. Les paysages dont rêvent les candidats à l'exode ne seront jamais dignes des cartes postales, et les promesses de travail à huit dollars par jour se solderont par des versements d'à peine deux dollars.
Si les paysages dévastés par la mécanisation et les intempéries semblent dans un premier temps la cause de l'exode vers la Californie réputée prospère, ils se révèlent bien vite comme stimulant une autre volonté démiurgique : le capitalisme. C'est lui qui pousse les paysans à fuir, car il les oblige à se résigner face à une fatalité supposée. Lorsqu'un paysan révolté demande qui il doit tuer pour garder sa terre, on lui répond qu'il ne trouvera que des fonctionnaires qui accomplissent humblement leur travail d'expropriation, et que les tuer n'aboutirait qu'à leur remplacement par d'autres fonctionnaires aussi zélés. Même lorsque la nature s'avère clémente, le capitalisme - inhumain et tentaculaire - paralyse l'action des paysans et rend vaine toute tentative de résistance. Désormais, les fermiers n'ont plus d'espoir ; le Dollar s'est substitué à Dieu.
Au terme de leur voyage, ils ne trouveront ni Dieu ni Ouest sauvage. Contraints de subir leur sort, ils se résigneront à n'être plus qu'une main d'œuvre bon marché. Ford cependant croît bon d'offrir au bout de la route un Eden : celui d'un camp financé par le gouvernement, qui propose aux réfugiés soins et logements décents, tout en les protégeant de l'émergence d'une forme de xénophobie à l'encontre des gens du Sud. Plutôt que Dieu ou l'Ouest mythique, c'est l'Amérique dans sa dimension républicaine qui accueille les immigrés. Si ce dénouement fait résonner la fibre patriotique de Ford et donne au film une allure optimiste, il oublie de rappeler que c'est le même gouvernement qui tolère l'exploitation de la main d'œuvre humaine. Peut-être que l'espoir réside tout simplement dans les paroles finales de la matriarche de la famille Jead, lorsqu'elle déclare qu'un pays finit forcément par respecter le peuple qui le constitue.
Vincent Lesage

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